Petite histoire sociale du catenaccio (partie III): "Qui veut sa peau?"

Publié le par Rino D

On l'a vu précédemment, le catenaccio a globalement mauvaise presse. Tout un tas d'esthètes auto-proclamés, allant de personnes censées être des connaisseurs du foot à de gros footix, ont émis des avis lapidaires sur ce système. Pour notre part, on essaie, depuis les première et deuxième parties de cet article, de l'aborder sous un angle social et avec une approche qu'on veut matérialiste. En tous cas le plus possible. Ce coup-ci on s'attardera sur les discours et déclarations, souvent à l'emporte pièce, concernant le catenaccio. Avec une constante, la défense du "beau jeu". Mais l'acharnement mis à démonter le catenaccio fait de ce "beau jeu" le paravent du spectacle, avec tout le poids que peut avoir ce concept dans "l'industrie du divertissement" qu'est devenu le football. Avant de creuser un peu plus cet aspect, voyons comment le jeu défensif est perçu. Tour d'horizon d'une propagande contre les tactiques défensives. Tous les coups sont permis.

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Quand les bourgeois de gauche et les bourgeois de droite taclent le catenaccio par derrière

Dans Alice aux pays des merveilles, il y a une discussion entre Humpty Dumpty et Alice à propos des définitions. Humpty Dumpty dit d'un ton assez dédaigneux: "Quand j'emploie un mot, il a exactement la signification que je lui donne. Ni plus, ni moins". Alice lui répond: "La question est de savoir si tu peux faire signifier tant de choses aux mots". "La question, dit Humpty Dumpty, est de savoir qui sera le maître. C'est tout."1

Parler du catenaccio au présent est anachronique car, en réalité, ce système n'existe plus. Malgré toutes les stratégies défensives mises en place par certaines équipes d'aujourd'hui, on ne devrait plus évoquer le catenaccio que comme un système historiquement révolu. Tout simplement parce que le catenaccio a des caractéristiques précises, comme le libéro et le marquage individuel, qui ont progressivement disparu du football moderne au profit d'une défense en ligne et d'un marquage en zone. Pourtant son fantôme semble hanter divers chroniqueurs improvisés ou avertis.

Croche-pied n°1: le catenaccio est de droite

Daniel Cohn-Bendit est de ceux-là et il fait étalage de sa haute idée du football. La politique lui ayant inculqué l'art du raccourci, il profite d'un article en hommage au brésilien Socrates, publié dans le Nouvel Observateur, pour avancer qu'il existe "un football de gauche et un football de droite". Il complète cette idée empruntée au départ à César Luis Menotti, par cette définition simple: "un foot de gauche serait celui qui ambitionne de marquer plus de buts qu'il en encaisse". Passons rapidement sur cette équation qui est la substance même de toute compétition, y compris évidemment la plus importante: l'économie de marché. En cela, ce football "offensif" pourrait parfaitement être de gauche2.

Mais l'euro-député enfonce le clou. Car s'il y a un football de gauche, il y a donc "un football de droite, symbolisé à l'extrême, selon lui, par le catenaccio des années 70" dont la philosophie de jeu serait en gros "casser l'adversaire et l'empêcher de jouer". On a compris que Cohn-Bendit n'était pas au courant de l'histoire du catenaccio et qu'il parle plus en tant que consommateur de foot qu'en tant que "connaisseur". Cependant quand il dit que la philosophie du catenaccio serait "casser l'adversaire et l'empêcher de jouer", accordons-lui de ne pas avoir totalement tord, bien que ce soit résumé très vite et que ce soit prononcé à charge.

Mais ce "football de gauche" nous pose question. Si la formule, qui consiste à concevoir le football comme un jeu dont le sens est de mettre plus de buts que son adversaire, semble festive et pétillante, le fait qu'il s'agisse d'un luxe semble complètement échapper à Cohn-Bendit. Ce type d'ambition n'est rien sans les moyens nécessaires. Aujourd'hui, ce foot de gauche, ressemble en réalité beaucoup plus à un foot de riche.

Seules les équipes sûres de leur force et de leur supériorité n'ont pas besoin de se préoccuper de leur adversaire. Peu importe qui on a en face quand on est un rouleau compresseur. Les tactiques défensives visent toujours à faire déjouer l'adversaire, notamment quand on n'est pas en mesure de lui contester la possession de balle.

Pour ces équipes moins fortes sur le papier, adopter la même ambition rejoindrait une mentalité de parieur. Cela reviendrait à participer à un jeu quasiment perdu d'avance, comme quand on gratte un ticket ou quand on croit qu'on va aller au paradis. Et tout ça pour le plus grand plaisir de qui?

Croche-pied n°2: le catenaccio n'est pas beau

Sur le même modèle, pour Jorge Valdano, qui a joué pour la sélection argentine sous les ordres de César Luis Menotti lors du Mundial 82, "le football créatif est de gauche tandis que le football de force pure, tricheur et brutal est de droite". On imagine mises en accusation autant la légende de la roublardise des italiens que celle de l'efficacité des allemands3. Deux poids lourds européens du football, qui gagnaient souvent à la fin, même aux dépens du "beau jeu".

Niveau brutalité, c'est vrai que le catenaccio et son marquage individuel serré impose d'être dur sur l'homme. Bien sûr les équipes italiennes des années 70 s'inscrivent plus dans la continuité d'Helenio Herrera que du vianema4 ou du Padoue de Nereo Rocco. La mise en place du catenaccio se fait alors au nom de l'efficacité et non plus de la survie. En ce sens l'équipe d'Italie, vainqueur du Mundial 82 en battant notamment l'Argentine au second tour, incarne le summum de "l'appropriation bourgeoise" du catenaccio. Bien que son histoire et ses origines l'éloignent largement des valeurs de la droite, il faut reconnaître que le catenaccio laisse très peu de place à la créativité ou à l'improvisation. Il lui préfère la rigueur, la sobriété et le respect des consignes.

Pour autant, Jérôme Latta, qui anime le blog Une balle dans le pied, rappelle à juste titre que cette notion de beauté est suggestive: "Il arrive qu'une équipe déploie des trésors d'intelligence tactique, de cohérence collective ou de rigueur, et devienne ainsi belle à voir jouer pour qui apprécie cette maîtrise-là4".

La vision de Menotti et Valdano correspond à une époque où la créativité est à la base du football sud-américain et s'oppose alors au gros effort de rélexion tactique engagé par certaines nations européennes. Miroir du football, canard des années 70 classé à gauche, et son directeur François Thébaud, prennent parti pour ce football sud-américain, créatif et tourné vers l'avant, et qui entretient une flamme sur le point de s'éteindre: l'idée que le football est avant tout un jeu. François Thébaud analysait à ce titre le catenaccio et ses avatars, non seulement comme "un refus de jeu" mais aussi comme "une négation de l'art5". 

Mais voilà, comme l'écrit Jérôme Latta, les enjeux économiques "se sont radicalisés" et le beau jeu dût aussi se soumettre à l'impératif du résultat. La principale négation du beau jeu réside aujourd'hui dans l'impact économique qu'a la défaite.

Croche-pied n°3: le catenaccio est réactionnaire et capitaliste

Philippe Séguin, un autre politicien (vraiment de droite lui) et qu'on ne cessait de présenter comme un "fin connaisseur du football", a aussi une dent contre le catenaccio. Pour lui, c'est le système "le plus réactionnaire qui soit". Sorti de sa bouche de gaulliste de la première heure et souverainiste rallié à Pasqua dans les manigances du RPR des années 90, ce n'est pas autre chose que l'hôpital qui se fout de la charité.

Pour valoriser son avis, Séguin s'appuye sur "l'opposition", en l'occurrence François Thébaud du Miroir du football. Prétendant s'appuyer sur "une analyse marxiste de la défense", il reprend l'idée de Thébaud comme quoi "la défense en ligne constituait l’acte progressiste alors que le catenaccio symbolisait le fric pour ne pas perdre, soit le capitalisme le plus ordurier". Et Séguin de conclure, pas peu fier de son passement de jambes rhétorique: "Il y a un peu de vrai."

Quelle analyse prétendument marxiste peut à ce point évacuer la réalité du rapport de force entre les équipes qui s'affrontent. Dans beaucoup de configurations, l'objectif même diverge entre deux équipes. Et le 0 à 0 de départ n'a pas le même sens selon qu'on soit dans une optique de le préserver ou de victoire. Il n'est pas question de philosophie ou d'idéologie. Dans le football, il existe aussi des intérêts divergents: certains sont en mesure de conquérir des titres et d'autres n'ont d'autre espoir que la lutte pour se sauver.

En Italie, le catenaccio a d'abord incarné une révolution tactique donnant des armes aux plus faibles pour se défendre, pour devenir ensuite un système de jeu constitutif de l'ADN du football italien. C'est en Italie qu'il sera supplanté par l'autre révolution tactique que fut l'utilisation haute de la défense en ligne du Milan AC d'Arrigo Sacchi. Dans une période où la FIFA engagea quelques réflexions visant à rendre le football plus attractif6, cette (r)évolution, comme les autres évolutions, répondait aux exigences d'efficacité et de résultat de l'époque et offrit une palanquée de titres entre 1988 et 1992 au club présidé par Silvio Berlusconi.

Ce passage réussi à la défense en ligne et au marquage en zone par Sacchi n'est pas plus "progressiste" que le catenaccio qu'il a achevé de rendre obsolète. Même s'il dispose d'individualités exceptionnelles (Baresi, Donadoni, Rijkaard, Gullit, Van Basten...) le système de jeu offensif de Sacchi requiert aussi une grande solidité et discipline collectives. Il s'appuie aussi sur un bloc-équipe, mais celui-ci est positionné beaucoup plus haut, quelques mètres avant la ligne médiane. Ce positionnement impose une occupation du terrain asphyxiante pour l'équipe adverse et ne néglige absolument pas le travail défensif qui, grâce à la ligne, repose sur un hors-jeu joué à la perfection et qui est devenu par la suite une nouvelle arme de neutralisation des attaques.

Dans tout ça qu'est-ce qui est de droite, qu'est-ce qui est de gauche? Les systèmes offensifs ou défensifs répondent au même impératif économique du résultat. Le football est ainsi fait, même si autrefois il ne fut qu'un jeu...

Dans ce contexte, reprocher à une équipe d'empêcher de jouer son adversaire, qui plus est en lui imputant de pratiquer un "football réactionnaire", actionne le même levier qui consiste à, lors d'une grève de cheminots par exemple, les faire passer pour d'archaïques conservateurs. Sous prétexte qu'on veut rester accrocher au peu d'acquis qu'on a, comme le point du match nul, on deviendrait, par on ne sait quel retournement de situation, "de droite".

Question ouverte: le catenaccio est-il soluble dans le spectacle?

Notre hypothèse est que, ce travail de sape idéologique, cette disqualification en règle proférée depuis son sofa, ne serait finalement que la formulation d'un mépris petit-bourgeois. Les tactiques ultra-défensives mettraient-elles en péril le spectacle?

On touche là à une contradiction inhérente au football contemporain dans la période actuelle de crise économique. Beaucoup de clubs qui jouent leur survie ou qui luttent pour ne pas descendre, proposent des jeux pauvres offensivement. Pour autant the show must go on et les droits télé ne se sont jamais monnayés aussi cher.

Comme début de réponse on dira alors comme Pablo Correa: "Si tu veux du spectacle, vas au cirque."

Notes:

1- Dialogue du livre II d'Alice aux pays des merveilles, réécrit par les Rote Zora dans le texte "Chaque coeur est une bombe à retardement" consultable dans le recueil En catimini... Histoire et communiqués des Rote Zora.

2- Pas besoin d'écrire une tartine sur la gauche et son rapport à l'économie de marché.

3- Du nom du système de jeu défensif mis en place par Gipo Viani, Salernitana

4- "Le jeu, l'enjeu, le spectacle" - 3 juin 2013

5- Pour François Thébaud, «Refuser le jeu, c’est bannir l’intelligence, rejeter la joie, nier l’art, mépriser l’homme». (Le temps du miroir: une autre idée du football et du journalisme, 1982)

6- Ce qui aboutit en 1992 à un changement majeur avec l'interdiction pour le gardien de saisir une passe en retrait volontaire.

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